11.
L’enseignement de Zurvan, au cours des quinze années suivantes, n’a été que le développement des trois premiers jours. Le fait de m’en souvenir clairement pour la première fois depuis tant de siècles m’emplit de joie. Je veux vous donner tous les détails. Mon Dieu, le souvenir d’avoir été vivant puis de ne plus l’avoir été, le fait de pouvoir relier un souvenir à un autre m’emplissent… de grâce, comme si mes prières avaient été exaucées.
Je n’épiloguai pas, impatient d’entendre la suite.
— Je revins de ma promenade vers minuit, lorsque Zurvan m’appela. J’avais composé un énorme bouquet de fleurs délicates, toutes différentes les unes des autres ; je les disposai dans un vase d’eau fraîche dans sa salle d’étude.
Il me demanda de lui raconter ma journée. Je lui décrivis les rues de Milet où j’avais flâné, lui rapportai ma tentation de passer à travers les objets solides mais aussi mon obéissance à son interdit. Je lui expliquai que j’avais longuement observé les navires du port, en écoutant les langues qui se parlaient le long du rivage. Je lui confiai aussi que j’avais parfois eu soif, et que j’avais bu à une fontaine sans savoir ce qui se passerait ; l’eau avait empli mon corps, non par les organes internes, que je ne possédais pas, mais par toutes ses fibres.
Il m’écouta, puis demanda :
— Que penses-tu de tout ce que tu as vu ?
— Splendide. Des temples d’une beauté incroyable. Le marbre. Les gens de toutes les nations. Je n’avais jamais vu tant de Grecs ; j’ai écouté un groupe d’Athéniens discuter de philosophie, et cela m’a beaucoup diverti. J’ai flâné du côté de la Cour de Perse, et, grâce à mon costume, j’ai pu entrer dans le temple et le palais. Je me suis promené dans ces citadelles toutes neuves de mon ancien univers, je suis retourné aux temples des dieux grecs, dont la blancheur et l’architecture ouverte me plaisaient tant naguère. La force vitale du peuple grec me paraît très éloignée de celle des Babyloniens.
— Y a-t-il autre chose que tu brûles de me dire, qui t’ait fâché ou affligé ?
— Non. Pardon de te décevoir. Partout je n’ai vu que splendeur. Ah, les teintes des fleurs ! De temps en temps je voyais des esprits, mais je n’avais qu’à fermer les yeux sur eux pour retrouver le monde vivant et coloré. Je convoitais des bijoux, et je savais que je pouvais les voler. J’ai même découvert quelque chose d’amusant : faire venir à moi les bijoux en me postant assez près et en les appelant de toute ma volonté. Mais j’ai rendu ce que j’ai volé. J’ai aussi trouvé de l’argent dans mes poches. De l’or. J’ignore comment il est arrivé là.
— C’est moi qui l’y ai mis. As-tu remarqué ou senti autre chose ?
— Les Grecs… Ils sont aussi terre à terre que l’était notre peuple, mais ils croient à l’éthique d’une manière indépendante du culte divin ; il ne s’agit pas seulement de ne pas opprimer les pauvres, ou de soutenir les faibles pour la gloire des dieux, mais plutôt de confirmer ce qui est… euh…
— Abstrait, suggéra-t-il. Invisible et distinct de l’intérêt personnel.
— Oui, précisément. Ils parlent des lois qui règlent le comportement d’une manière qui n’est pas religieuse. Mais ils n’ont pas davantage de conscience. Ils peuvent être cruels. Mais n’est-ce pas vrai de tous les peuples ?
— Cela suffira pour aujourd’hui. Tu m’as dit ce que je voulais savoir.
— Quoi ?
— Que tu n’envies point les vivants.
— Pourquoi les envierais-je ? J’ai marché toute la journée et je n’éprouve aucune fatigue, juste une légère soif. Personne ne peut me faire de mal. Pourquoi envierais-je les vivants ? Je suis navré, s’ils sont destinés à devenir des esprits ou des démons errants. Je regrette que tous ne puissent pas renaître comme moi, mais je sais que tout ce que je vois est, comment dire… terrestre. D’ailleurs…
— Oui…
— Je n’ai pas souvenir d’avoir été vivant. Nous le savons tous deux, nous avons parlé de cette maudite tablette, mais je ne me souviens pas d’avoir été vivant. Je ne me rappelle pas la souffrance, la brûlure, la chute, ni mon sang qui coule. À ce propos, tu avais raison : je n’ai aucun besoin d’organes internes. Si je me coupe, je peux saigner ou ne pas saigner, à mon gré.
— Tu te rends compte, bien sûr, que la plupart des morts détestent les vivants !
— Pourquoi ?
— Parce que l’existence des morts est terne, ils se consument de désir pour l’impossible : être visibles, déplacer les objets. Ils ne peuvent que bourdonner, telles d’invisibles abeilles, à travers le monde.
— Que se passerait-il si je devenais invisible et si je montais rejoindre ces créatures joyeuses, affairées et qui semblent s’élever si haut ?
— Vas-y, et reviens-moi, dit-il. Sauf si tu trouves le Paradis.
— Tu crois que c’est possible ?
— Non, mais je ne te refuserai jamais le Paradis ; le refuserais-tu à un autre ?
J’obéis instantanément, rejetant pour la première fois le poids du corps et des vêtements, tout en leur ordonnant de rester à ma disposition.
Je sortis chercher les esprits dans le jardin et aussitôt ils m’entourèrent, innombrables. Les plus démoniaques devinrent féroces, et je dus affronter de nombreuses bagarres. Inlassablement les morts errants m’assaillaient de questions pathétiques sur les êtres qu’ils avaient laissés dans le monde des vivants. Je découvris que ces morts erraient autant dans les niveaux élevés que dans les plus bas ; mais ils étaient plus légers et plus forts que les morts angoissés et aveugles qui parcouraient douloureusement la terre.
Je parvins dans les sphères supérieures des créatures joyeuses. Elles se tournèrent vers moi, effarées, pour m’intimer gentiment l’ordre de redescendre. En un instant je fus encerclé. La plupart de ces êtres avaient des formes floues mais étincelantes. Certains étaient munis d’ailes, d’autres étaient vêtus de longues robes blanches, mais tous sans exception m’ordonnèrent de redescendre, comme à un enfant entré par mégarde dans un sanctuaire. Il n’y avait cependant chez eux ni colère ni mépris.
— Non, je ne m’en irai pas, déclarai-je.
En voulant monter plus haut, je vis que la voie était entièrement bouchée par eux et leurs corps. L’espace d’un instant il me sembla percevoir au loin une lumière resplendissante, mais elle me blessa les yeux et je tombai à la verticale, puis m’écrasai sur le sol.
Étendu dans un lieu sombre, cerné par les démons qui tiraillaient mes cheveux et mon corps invisible, je me faufilai dans l’air, hors d’atteinte ; je feintai de droite et de gauche, et les repoussai en les maudissant dans leurs propres langues jusqu’à ce qu’ils s’enfuient.
Je tentai de me repérer. Étais-je au-dessous de la surface de la terre ? Je l’ignorais. J’étais tombé dans des ténèbres de cendres, dans un brouillard au travers duquel je ne discernais rien de matériel. Les esprits qui s’étaient enfuis faisaient partie de la pollution et de la densité de ce lieu.
Un esprit puissant émergea de ce brouillard. Il avait forme humaine, comme moi, et arborait un sourire rusé. Je sentis le danger. Il se jeta sur moi, les mains tendues, et m’agrippa le cou, tandis que les démons se précipitaient à leur tour. Je me débattis farouchement, le maudissant et vociférant des torrents d’incantations pour le chasser. Je finis par l’étrangler et le secouer jusqu’à ce qu’il demande grâce ; il perdit sa forme humaine ; puis il s’enfuit, transformé en un lambeau de voile. Les démons se dispersèrent.
— Je dois retourner auprès de mon maître, déclarai-je.
Je fermai les yeux. J’appelai mon maître, mon corps qui attendait, et mes vêtements. Je me réveillai sur le siège grec de la salle d’étude. Mon maître était assis à sa table, un pied posé sur un tabouret, observant la situation.
— As-tu vu où je suis allé et ce qui m’est arrivé ?
— En partie. Je t’ai vu monter, mais les esprits des sphères élevées ont interrompu ton ascension.
— Ils ont été gentils. As-tu vu la lumière, loin derrière eux ?
— Non.
— Ce devait être la lumière du Paradis, dis-je. Il doit en descendre une échelle ou un escalier, jusqu’à terre. Pourquoi tous les morts, ceux qui sont égarés ou en colère, n’y ont-ils pas accès ?
— Nul ne le sait. Tu peux le découvrir par toi-même. Mais qu’est-ce qui te fait croire que, pour certains, il existe une échelle ? Est-ce la promesse des ziggourats, des pyramides ? La légende du mont Ment ?
Je réfléchis longuement avant de répondre.
— Non, bien que ce soient des preuves, ou plutôt des indications. Je l’ai vu sur les traits des esprits élevés… lorsqu’ils m’ont ordonné de redescendre. Il n’y avait en eux nulle méchanceté ; nulle colère. Ils ne criaient pas comme les gardiens d’un palais ; ils m’empêchaient simplement de passer, et m’indiquaient inlassablement par des gestes, le chemin à suivre pour retourner sur la terre.
Il réfléchit en silence, mais j’étais trop excité pour me taire.
— As-tu vu celui qui m’a attaqué ? Celui qui s’est approché de moi en souriant, comme s’il était de ma taille et de mon poids, pour se jeter sur moi ?
— Non. Que s’est-il passé ?
— Je lui ai tordu le cou, je l’ai secoué, je l’ai vaincu, et je l’ai chassé.
Mon maître se mit à rire.
— Pauvre esprit stupide.
— Tu parles de moi ?
— Non, c’est de lui que je me moque.
— Pourquoi ne m’a-t-il pas parlé ? Pourquoi ne m’a-t-il pas demandé qui j’étais ? Pourquoi ne m’a-t-il pas accueilli en créature de même puissance, pour s’adresser à moi autrement qu’en combat ?
— Azriel, la plupart des esprits ne contrôlent pas leurs actes. Plus ils errent et moins ils se maîtrisent. La haine leur est commune. Il a confronté sa force à la tienne. S’il t’avait vaincu, peut-être aurait-il tenté de faire de toi un esclave parmi les invisibles, mais il a échoué. Il ne connaît sans cloute que le combat, la domination et la soumission. Quantité d’humains vivent de la même manière.
— Oh, je le sais, dis-je.
— Va chercher la cruche, et bois toute l’eau. Tu peux boire aussi souvent que tu le désires. L’eau rendra plus fort ton corps immatériel. Mais je te l’ai déjà dit. Hâte-toi. J’ai quelque chose à te faire faire.
L’eau avait un goût merveilleux et j’en engloutis une quantité impossible pour un homme normal. Lorsque je reposai la cruche, j’étais prêt à lui obéir.
— Garde ton corps et traverse le mur pour aller dans le jardin, puis entre de nouveau. Tu sentiras une résistance. Ignore-la. Tu es constitué de particules différentes de celles du mur, et tu peux passer à travers lui sans l’endommager. Entraîne-toi jusqu’à ce que tu puisses traverser sans hésitation tout corps solide.
Je trouvai la chose très aisée. Je traversai des portes, des murs épais de trois pieds, des colonnes. Chaque fois je sentais le tourbillon des particules qui composaient l’obstacle, mais la pénétration n’était pas douloureuse, et ma volonté suffisait pour surmonter mon envie instinctive de reculer ou de contourner.
— Es-tu fatigué ?
— Non, dis-je.
— Bien. Voici ta première vraie mission. Va chez le marchand grec Lysandre, rue des scribes, vole tous les manuscrits de sa bibliothèque, et apporte-les-moi. Quatre voyages te seront nécessaires. Fais-le sous forme humaine, et ne tiens pas compte de ceux qui te verront. Souviens-toi que, pour traverser le mur avec les manuscrits, tu dois les intégrer à ton corps, qui comprend désormais tes vêtements. Tu dois les envelopper de ton esprit. Si c’est trop dur, passe par les portes. Quiconque te frappera… ne pourra te faire aucun mal.
— Dois-je leur en faire ?
— Non. Sauf s’ils ont le pouvoir de te retenir. Leurs épées te traverseront sans dommage. Mais s’ils s’emparent des manuscrits, qui sont matériels, tu auras peut-être à les assommer. Fais-le en douceur. Ou bien… comme il te conviendra, selon l’offense qui te sera faite. Je m’en remets à toi.
Il leva sa plume et se mit à écrire. Je ne bougeai pas.
— Eh bien ? demanda-t-il.
— Dois-je voler ?
— Azriel, cher esprit nouveau-né si consciencieux, tout ce qui se trouve dans la maison de Lysandre a été volé ! Il a profité de l’arrivée des Perses à Milet pour tout rafler. La majeure partie de cette bibliothèque m’appartenait. C’est un homme mauvais. Tue-le si tu veux. Peu m’importe. Vas-y, et rapporte-moi ces livres ! Obéis, et ne me questionne plus.
— Me feras-tu un jour dépouiller le pauvre, blesser le malheureux, ou effrayer l’humble et le faible ?
Il leva la tête.
— Azriel, nous avons déjà réglé cette histoire. Tes paroles sont pompeuses, telles les inscriptions gravées aux pieds des rois assyriens.
— Je ne voulais pas te faire perdre ton temps.
— Je m’intéresse uniquement aux comportements honnêtes. Souviens-toi de mes leçons. Lysandre est un être mauvais qui vole pour revendre et s’enrichir, et ne sait même pas lire.
La tâche s’est révélée assez facile. J’ai frappé quelques serviteurs pour qu’ils s’enfuient et, en trois voyages aller-retour, j’ai rapporté toute la bibliothèque à mon maître. Cependant, j’ai eu du mal à franchir les portes, avec ces énormes paquets de manuscrits. Je ne pouvais pas les envelopper de mon esprit et passer au travers des particules. Je me suis amélioré avec le temps. J’ai appris quelque chose qu’il ne m’avait pas dit : je pouvais rendre mon corps plus vaste et plus diffus et, ainsi, mieux envelopper les manuscrits, puis me rétracter à ma taille normale d’homme de chair pour porter ma charge en marchant.
Pour être honnête, je ne suis parvenu qu’à mon troisième et dernier voyage à traverser le mur de son bureau chargé d’une colossale quantité de butin.
Comme il me contemplait, je me suis rendu compte d’une chose : depuis mon arrivée, je l’avais stupéfié.
— Tu ne m’inspires aucune peur, dit-il, répondant à mes pensées. Mais tu as raison ; mage, savant, ou simple homme, je n’ai jamais pour habitude de paraître surpris et de crier.
— Et maintenant, maître ?
— Rentre dans les os, et n’en sors que lorsque tu entendras ma voix t’appeler. Que je songe ou que je pense à toi ne doit pas suffire à te faire apparaître.
— J’essaierai, maître.
— Tu me décevrais en désobéissant ; tu es trop jeune et trop puissant pour te déchaîner. Tu blesseras mon âme, si tu essaies de sortir à l’appel de ma simple pensée.
J’étais de nouveau au bord des larmes.
— Je ne le ferai pas, maître.
Je rentrai dans les os. Avant de clore les yeux, je vis le coffret, maintenant caché à l’intérieur du mur, mais aussitôt vint le sommeil velouté, avec cette pensée : Je l’aime, et je veux le servir. Et ce fut tout.
Le lendemain matin, je ne bougeai pas à mon réveil. Je restai dans l’obscurité, à attendre. Lorsque j’entendis sa voix très distinctement, je répondis à son appel.
Le monde éclatant s’ouvrit à nouveau autour de moi. J’étais assis dans le jardin, au milieu des fleurs, et lui, étendu sur une couche, lisait, tout enchifrené et bâillant comme s’il avait passé la nuit à la belle étoile.
— Eh bien, dis-je. J’ai attendu, cette fois.
— Tu t’es donc réveillé avant que je ne t’appelle ?
— Oui, mais j’ai attendu, pour te faire plaisir. Il m’est revenu un peu de mémoire, assez pour poser une question.
— Dis. Si je ne peux pas répondre, je n’inventerai rien.
Cela me fit rire à en perdre haleine ! Il confirmait la profonde conviction que les prêtres et les devins mentaient farouchement. À cette pensée, il hocha la tête d’un air satisfait.
— Ta question ?
— Ai-je une destinée ? demandai-je.
— Quelle étrange question ! Qu’est-ce qui te fait penser qu’on ait une destinée ? On vit, puis on meurt. Je te l’ai dit. Il n’y a qu’un seul Dieu créateur. Notre destinée à tous est d’aimer, d’améliorer notre compréhension de ce qui nous entoure. Pourquoi en irait-il différemment pour toi ?
— Justement. Je devrais avoir une destinée spéciale, non ?
— La croyance en une destinée particulière est l’une des illusions les plus pernicieuses et les plus dangereuses. D’innocents nourrissons sont arrachés au sein de reines, au nom du destin qui les attend – gouverner Athènes, Sparte, Milet, l’Égypte, ou Babylone. Quelle stupidité ! Mais je sais ce que cache ta question. Tu ferais mieux de m’écouter, à présent. Va chercher la tablette cananéenne et ne la casse pas. Sinon, tu devras rassembler les morceaux et je te ferai pleurer.
— Hum. C’est facile, pour toi, de me faire pleurer, non ?
— Apparemment. Va chercher la tablette ! Vite. Nous avons un voyage à accomplir aujourd’hui. Puisque tu as pu me conduire dans les steppes du Nord, jusqu’aux montagnes parmi lesquelles est censée se cacher celle des dieux, tu dois pouvoir m’emmener ailleurs. Je veux retourner chez moi, à Athènes. J’ai envie de m’y promener. Vas-y, puissant esprit. Va chercher la tablette. Vite. L’ignorance n’est utile à personne. Ne crains rien.